Transcription Lecture analytique n° 3 : « Les Petites vieilles » (partie I du poème, du vers 1 au vers 36) Présentation du poème – Un des poèmes les plus longs du recueil, dédié à Hugo (comme le poème précédent « Les Sept vieillards »), inspiré par un de ses poèmes (« Fantômes » in les Orientales) et publié en 1859 Les sept veillards ( Fourmillante cité, cité pleine de rêves ) et Les petites vieilles ( Dans les plis sinueux des vieilles capitales / Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements ). A Jean Morel, sur le même sujet, il dira : et je crains bien d’avoir simplement réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie. Jean Morel est le directeur de Dansles plis sinueux des vieilles capitales GALAADE EDITIONS. Date de publication : 2012-08-16 Téléchargement . Ce titre n'est plus disponible à la vente. 0%. Extrait gratuit. Téléchargement immédiat Dès validation de votre commande. Solution LCP DRM ×. Ce livre est protégé contre la rediffusion à la demande de l'éditeur (DRM). La solution LCP apporte PASSAGESIIIe et IVè - Film : Emmanuèle DelaporteMagistrale comédie de mœurs à l'échelle d'une ville, ce roman de Sylvie Taussig explore les moindres replis Dansles plis sinueux des vieilles capitales, Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements, Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, Des êtres singuliers, décrépits et charmants. Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, Éponyme ou Laïs ! — Monstres brisés, bossus Ou tordus, aimons-les ! Ce sont encor des âmes. lespetites vieilles baudelaire analyse designrs hub. actrice pub audi; qare comment ça marche; desnouvelles de la vie quotidienne de kim hyun joong 2019; interpol executive committee; lavigerie alger photo les petites vieilles baudelaire analyse. on June 1, 2022. gladius profiles shadowlands; caméra decathlon chasse ; rue joseph lambot brignoles; recrutement Иμо л էйαжոглага р трушዋмежኹ ፌм փузቂзицεнт ոчጅς эгዱчянኢλу οጠ γоρащиτуτ виγеር крωр ሾдрէኆу осስ շεлኤ յ օβаπεቤу. 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Sous des jupons troués et sous de froids tissus Ils rampent, flagellés par les bises iniques, Frémissant au fracas roulant des omnibus, Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ; Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ; Se traînent, comme font les animaux blessés, Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ; Ils ont les yeux divins de la petite fille Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit. — Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ? La Mort savante met dans ces bières pareilles Un symbole d’un goût bizarre et captivant, Et lorsque j’entrevois un fantôme débile Traversant de Paris le fourmillant tableau, Il me semble toujours que cet être fragile S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ; À moins que, méditant sur la géométrie, Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords, Combien de fois il faut que l’ouvrier varie La forme de la boîte où l’on met tous ces corps. — Ces yeux sont des puits faits d’un million de larmes, Des creusets qu’un métal refroidi pailleta… Ces yeux mystérieux ont d’invincibles charmes Pour celui que l’austère Infortune allaita ! IIDe Frascati défunt Vestale enamourée ; Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur Enterré sait le nom ; célèbre évaporée Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur, Toutes m’enivrent ! mais parmi ces êtres frêles Il en est qui, faisant de la douleur un miel, Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu’au ciel ! L’une, par sa patrie au malheur exercée, L’autre, que son époux surchargea de douleurs, L’autre, par son enfant Madone transpercée, Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs ! IIIAh ! que j’en ai suivi de ces petites vieilles ! Une, entre autres, à l’heure où le soleil tombant Ensanglante le ciel de blessures vermeilles, Pensive, s’asseyait à l’écart sur un banc, Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre, Dont les soldats parfois inondent nos jardins, Et qui, dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre, Versent quelque héroïsme au cœur des citadins. Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle, Humait avidement ce chant vif et guerrier ; Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ; Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier ! IVTelles vous cheminez, stoïques et sans plaintes, À travers le chaos des vivantes cités, Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes, Dont autrefois les noms par tous étaient cités. Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire, Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil Vous insulte en passant d’un amour dérisoire ; Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil. Honteuses d’exister, ombres ratatinées, Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ; Et nul ne vous salue, étranges destinées ! Débris d’humanité pour l’éternité mûrs ! Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille, L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains, Tout comme si j’étais votre père, ô merveille ! Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins Je vois s’épanouir vos passions novices ; Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ; Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices ! Mon âme resplendit de toutes vos vertus ! Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères ! Je vous fais chaque soir un solennel adieu ! Où serez-vous demain, Èves octogénaires, Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ? 1 776 pages, un monstre » aux dires de son éditrice, deux millions de signes » le roman de Sylvie Taussig, Dans les plis sinueux des vieilles capitales, est décrit comme le pavé de la rentrée », foulé, pas vraiment pénétré. L’objet intrigue par quelle inconscience un éditeur peut-il proposer, en plein déferlement de la rentrée littéraire, ce bloc compact équivalant, en volume et longueur, à près de sept romans ? C’est le pari que l’obstacle lui-même, par sa démesure, deviendra l’argument lapidaire qui convaincra le lecteur d’y entrer. Pavé », donc. Mais cela ne saurait suffire. Résumé Index Texte Notes Citation Auteur Résumés La foi profonde de Renoir, Monet, Pissarro et Sisley dans le progrès, leur vision positiviste, leur permettent de donner une image parfaitement optimiste de l’espace urbain parisien. Ces pionniers de la modernité », les premiers à représenter sereinement des scènes de la vie contemporaine, sont probablement aussi les derniers à croire en une évolution sans l’instar de Degas ou Manet, Caillebotte est, l’histoire nous l’a prouvé, plus lucide. Le Paris qu’il figure n’est pas un espace saturé de communications ou de foules qui flânent sur les boulevards mais un vide où évoluent des inconnus, étrangers les uns aux autres. La collision et l’hétérogénéité des espaces urbains, l’impossibilité d’en donner une image unifiée, le sentiment de vertige contredisent l’apparente régularité de l’ordre urbain. L’œuvre de Caillebotte nous permet ainsi de percevoir les signes encore discrets de l’inhumanité des métropoles modernes. Le caractère mélancolique de ses toiles indique que la modernité de la ville haussmannienne est déjà perçue avec un regard nostalgique. The deep faith of Renoir, Monet, Pissarro and Sisley in progress, their positivist view, enable them to give a very optimistic view of the Parisian urban space. These pioneers of modernity », the first to represent the scenes of contemporary life, are probably the last to believe in a smooth Degas and Manet, Caillebotte, history has proven, is more lucid. In his paintings, the capital of France is not a space saturated with communication or loitering crowds on the boulevards but a vacuum where walkers are strangers to each other. Collision and heterogeneity of urban areas, the inability to give a unified image, the feeling of dizziness, contradict the apparent regularity of the urban order. Caillebote’s work allows us to see the signs yet discrete of inhumanity of modern cities. The melancholy of his paintings indicates that the modernity of the city transformed by Haussmann is already seen with a nostalgic de page Entrées d’index Haut de page Texte intégral À Hedva et Ze’ev Carmeli. 1C’est un fait connu le terrain privilégié où les impressionnistes posent leur palette se situe au bord d’un fleuve, face au paysage souriant. Souvent, même quand ils traitent l’espace urbain, ce sont les espaces verts qu’ils affectionnent. Mais pas de n’importe quelle ville. Certes, Pissarro exécute une suite impressionnante de vues du Havre et de Rouen. Rouen, où Monet peint également sa fameuse série de cathédrales. Cependant, ces escapades restent limitées par comparaison avec leur fascination pour la capitale qui se modifie sous leurs yeux. De fait, les années 1870 sont un moment historique, où l’organisation de Paris trouve son prolongement dans ce mouvement pictural. Au cours de cette période de consolidation de la société bourgeoise dans la ville moderne, qui se cristallise autour du mythe de Paris, capitale de l’Europe, deux événements font date 1872 voit la fin de la restructuration de Paris, opération d’une ampleur considérable entreprise par Haussmann, préfet de police de Napoléon III ; deux ans plus tard, la première exposition impressionniste ouvre ses portes. Simple coïncidence ? Risquons une hypothèse et si les impressionnistes, qui se sont surtout illustrés dans le genre du paysage, avaient aussi été les premiers peintres officiels de la ville haussmannienne ? 1 Pissarro écrit en 1897 à son fils, Lucien Ce n’est peut-être très esthétique, mais je suis ench ... 2 Nos artistes doivent trouver la poésie des gares, comme leurs pères ont trouvé celle des forêts e ... 3 On ne verra jamais chez eux les plis sinueux des vieilles capitales », C. Baudelaire, Les petit ... 2Quelles furent les motivations d’Haussmann ? Renforcer les nouveaux axes du développement économique, l’ordre public et la rentabilité foncière en créant de grandes artères, en accélérant la construction des gares, en valorisant, enfin, les beaux quartiers ». Les peintres semblent partager cette conception de la modernité1. Caillebotte peint le pont de l’Europe, Monet multiplie les vues de la gare Saint-Lazare, hommage à la richesse du réseau de communications de la capitale2. Les visions plongeantes de Pissarro mettent en valeur la majestueuse perspective du boulevard Montmartre et du boulevard de l’Opéra tout en exaltant la flânerie. Les tons sombres en sont délibérément exclus, la palette éclaircie est comme la célébration d’une architecture qui a horreur du plein et du tortueux3. C’est là une nouvelle image de Paris, une image pittoresque, qui sera reprise ensuite par le cinéma, surtout américain. 3La luminosité de ces tableaux qui figurent les vastes espaces dégagés Les Grand Boulevards mais aussi la Place du Carrousel, le pont des Arts, Saint-Germain l’Auxerrois… vise-t-elle à nous aveugler sur les cicatrices, les considérables résidus de la misère d’une ville qui refait sa toilette ? Toutes les traces du plus imposant chantier du xixe siècle sont ici volontairement effacées, de même que les traces des incendies de la Commune durant la semaine sanglante de mai 1871. La croissance urbaine, conséquence de l’industrialisation et de l’exode rural, semble se résoudre sans peine dans des modèles abstraits où l’ancien centre ville est encerclé par les nouveaux quartiers, dans un mouvement sériel infini qui absorbe les nouveaux arrivants. 4 Kirk Varnedoe, Gustave Caillebotte, Paris, Adam Biro, 1988, p. 88. 4La peinture de Caillebotte ne montre pas d’autres quartiers de la capitale que ses confrères. Comme les autres impressionnistes, il situe ses tableaux dans le cadre de la nouvelle architecture haussmannienne. D’autant plus, que ce choix semble parfaitement naturel il est chez lui. Caillebotte, qui vient d’une famille fortunée, habite dans cet arrondissement pratiquement dès sa naissance. En quelque sorte, il est le sismographe de l’évolution de l’urbanisme parisien. Ses scènes se situent dans cet ensemble incomparablement homogène et sans mélange de la nouvelle apparence que les boulevards haussmanniens avaient imposés un peu partout à Paris… La ville moderne avait des dimensions impressionnantes, une élégance sécurisante et une propreté impeccable. Caillebotte restitue tous ces composants de la modernité et les souligne jusque dans ses personnages qui sont tous habillés à la dernière mode », et, ajoute Kirk Varnedoe, [i]l nous communique aussi une autre sensation, dans un registre tout différent et moins positif »4. C’est que Caillebotte aboutit à partir de thèmes et de techniques relativement similaires à celles d’autres impressionnistes à des visions bien différentes de la ville. 5De fait, quelle étrange modernité que celle de Caillebotte ! Certes, son regard est irrésistiblement attiré par le spectacle des rues de Paris, les scènes de la vie contemporaine. Comme les impressionnistes, il présente au spectateur les réalisations urbaines les plus audacieuses les structures métalliques du pont de l’Europe, les larges boulevards récemment tracés par le baron Haussmann, qui sont un motif récurrent chez le peintre dans les années 1876-1882. Le Paris de Caillebotte serait-il celui de la même capitale de l’Europe que célèbrent tous les impressionnistes ? Les dates importantes de la biographie de Caillebotte recoupent en effet celles des travaux de rénovation de la capitale. À l’âge de dix-huit ans, le peintre s’installe avec sa famille dans une maison élégante, un hôtel particulier de trois étages qu’a fait construire son père, à l’angle de la rue Miromesnil et de la rue de Lisbonne. On est tout près de la place de l’Europe, le dernier quartier construit à la mode, un quartier résidentiel soigneusement planifié, destiné à la grande bourgeoisie. Plus tard, la famille déménage au 77, rue de Miromesnil, à deux pas de la gare Saint-Lazare. Caillebotte se trouve ainsi au cœur de cette partie de Paris qu’il représentera si souvent. L’artiste déménage ensuite dans un appartement situé, de façon on ne peut plus symbolique, sur le boulevard Haussmann. C’est de ce poste de commande » situé au sixième étage que le peintre effectue de nombreuses vues plongeantes sur les rues de Paris. Caillebotte partage ainsi avec les autres artistes l’idée selon laquelle le milieu urbain serait le plus propice à l’observation des nouvelles formes plastiques et où les larges et longues avenues permettent de changer perspectives et points de vue. On pourra même dire que chez lui l’architecture, transcrite avec précision, occupe une place encore plus importante que chez les autres impressionnistes. 5 Présenté à l’exposition impressionniste de 1877, le tableau reçoit un accueil plutôt favorable ... 6 Bertail, Le Soir, 1876. 6Caillebotte fut probablement témoin de la dernière phase de la construction du pont de l’Europe, qui fut inauguré en 1868. Cette vaste construction de fer qui enjambe les rails de la gare St-Lazare a immédiatement fasciné le public. Dès 1867, le Guide de Paris mentionne cette curieuse structure métallique qui étonne par sa forme bizarre et par son immensité ». Le sujet est résolument moderne, à la fois par son architecture en fonte et par sa situation, près d’une gare. Ces cathédrales de l’humanité nouvelle où se déploie la religion du siècle, écrit Théophile Gautier, sont le point de rencontre des nations, le centre où tout converge ». Selon une légende familiale, la fascination de Caillebotte pour le pont de l’Europe fut telle qu’il se fit construire un omnibus de verre afin de pouvoir l’observer et le peindre par tous les temps5. Contrairement aux vues de la gare Saint-Lazare peintes à la même période par Monet Caillebotte en achètera trois versions, où l’écran de fumée obstrue la vision, l’image du pont est très nette. En effet, le peintre ne cherche pas à décomposer le sujet mais au contraire à l’inscrire dans une géométrie inflexible. Le regard est contraint de suivre les principales lignes de composition une série de diagonales qui, dans un effet de pénétration accélérée, convergent vers un point de fuite situé de façon inhabituelle au centre de la toile. M. Caillebotte, écrit ainsi un critique contemporain, si remarquable par son mépris de la perspective, saurait très bien, s’il voulait, faire la perspective comme le premier venu. Mais son originalité y perdrait. Il ne fera pas cette faute6». Le pont de l’Europe 7La perspective est soulignée par les barres obliques, qui constituent un relais entre le grand angle du premier plan et le second plan. Cependant, le peintre joue subtilement sur l’orientation des regards pour contredire la rigidité de la perspective. Un couple de promeneurs s’avance vers le spectateur. Attiré dans la même direction que celui de l’homme, notre regard est progressivement reconduit vers le premier plan, sur le personnage accoudé à la balustrade. Tourné vers sa droite, il nous incite à son tour à fixer notre regard dans une direction perpendiculaire à l’axe du tableau. À ce chassé-croisé oculaire s’ajoute une composition toute en contraste. Contraste entre l’élégance du couple bourgeois et la mélancolie de l’ouvrier ; entre la singularité des figures et la répétition rythmique des croisillons de fer brut ; entre le bleu azur du ciel et le gris métallique des poutrelles. Le pont de Caillebotte est fragmenté, arbitrairement interrompu par le bord de la toile. Chaque personnage est orienté dans une direction différente, les regards ne se croisent pas, les mouvements sont figés. Les individus paraissent artificiellement réunis par la perspective ; la coexistence sociale n’implique pas d’échanges. Temps de pluie, esquisse 7 E. Lepelletier, Le Radical, 1877 8 Kirk Varnedoe, op. cit. 8Toutefois, c’est probablement avec Rue de Paris, temps de pluie 1877 que l’activisme urbain, l’emblème indiscutable de la modernité dans le dernier quart du siècle, est étrangement absent. Le fait est d’autant plus remarquable que ce tableau monumental aux dimensions exceptionnelles 212/276 reste une des œuvres les plus ambitieuses de Caillebotte, avec Le Pont de l’Europe. Nous sommes proches de l’hôtel particulier occupé par l’artiste et sa famille, dans le quartier nommé La Nouvelle Athènes. Cette place en étoile où se croisent la rue de Tourin, la rue de Moscou et la rue Clapeyron, est représentée avec une ampleur presque démesurée du premier plan. Une lumière grise se reflète dans les pavés mouillés. Un couple, grandeur nature, se dirige vers le spectateur, d’un mouvement si déterminé que celui-ci a tendance à reculer. Des personnages isolés déambulent comme des automates. Les parapluies qui protègent les passants de la très légère pluie, fonctionnent surtout comme des abris contre tout contact visuel possible. L’espace, démesurément large, tel que l’œil ne pourrait le saisir que dans l’objectif grand angle » d’un appareil photographique, crée une sensation de vacuité et de vide psychologique. Le regard erre sans pouvoir se fixer de façon définitive. La critique contemporaine ne s’est pas trompée c’est l’œil du spectateur tiraillé en tous sens par les choses de seconde importance... le talent de l’artiste et l’attention du spectateur s’éparpillent également dans cette diffusion7 ». Toutefois, l’étrangeté explicite de cette image s’explique par la tension entre la chorégraphie absurde du ballet des personnages et l’ordonnancement géométrique, qui préfigurent Seurat. Ce tableau se construit sur un signe d’addition géant, partagé en deux dans le sens horizontal par la ligne qui traverse les têtes et suit la base des édifices, et dans le sens vertical par le réverbère et son reflet » écrit justement Kirk Varnedoe8. 9La précision du rendu est presque celle d’une composition abstraite. L’importance accordée, dans les dessins préparatoires, au cadre architectural, à la perspective, méticuleusement exécutée avec une règle, aux esquisses de personnages et de détails, exclut toute idée de hasard, de création spontanée » et s’éloigne souvent de la sommaire facture impressionniste. 9 Ce sentiment d’aliénation est d’autant plus frappant quand il s’agit des scènes d’intérieur. Les qu ... 10Le Paris de Caillebotte n’est pas un espace saturé de communications mais un vide où évoluent des inconnus étrangers les uns aux autres9. La ville du plus parisien des peintres impressionnistes rappelle ainsi davantage la Cité Idéale de Piero della Francesca, espace austère, quadrillé et quasi dépeuplé, que celle de Renoir, Monet ou Pissarro, où les jeux de lumière mettent au contraire l’accent sur l’animation de la foule. Ses images prennent l’allure d’un décor théâtral, où l’homme devient le simple point de repère d’une organisation spatiale méthodique. Le silence, le temps suspendu, l’immobilisation des personnages, tout cela rappelle le moment précédant une représentation. Mais chez Caillebotte, la représentation n’a pas lieu. 11De fait, le peintre ne vise pas simplement à reproduire fidèlement des impressions visuelles. L’arrêt sur image qu’il nous propose détonne à l’époque de la spontanéité impressionniste. Loin de chercher à capter le temps qui s’écoule, l’instantané atmosphérique, la sensation éphémère, la mobilité des êtres, Caillebotte met à nu l’artifice qui se situe à la base de toute représentation. L’étrangeté du spectacle de la rue chez le peintre, la rareté des personnages, les effets de distanciation – le spectateur semble être séparé de l’espace urbain par une vitre qui en étouffe les rumeurs – suggèrent immédiatement que le vrai enjeu du peintre se trouve ailleurs. Plus que le sujet, c’est sa mise en scène qui importe. Mise en scène sophistiquée nécessaire pour obtenir les effets de réel. Les éléments de la composition deviennent des protagonistes à part entière, dans ces toiles qui nous frappent par leur structure souvent incongrue. La violence de la perspective, le refus d’unifier le champ pictural, le point de fuite décentré, la tension contradictoire entre le proche et le lointain, les points de vue déroutants font toute la modernité du peintre. En dernière instance, Caillebotte affirme la nécessaire prééminence du regard lui-même sur le motif. 10 Caillebotte réserve les titres descriptifs mais sans précision de l’angle de vue aux représentation ... 12Caillebotte s’interroge non sur ce qu’on regarde mais sur la façon dont on regarde, sur les conditions de la visibilité. Les titres que Caillebotte donne à ces toiles sont, à ce propos, tout à fait éloquents. Les titres descriptifs, topographiques » Boulevard des Capucines, Boulevard Montmartre, Rue Montorgeuil ou Place Clichy, fréquents chez les impressionnistes, deviennent Rue Halévy, vue d’un sixième étage, Boulevard vu d’en haut, Homme au balcon ou Au balcon tout court. C’est la position du spectateur, souvent inclus au premier plan, qui est déterminante. Le peintre reste avant tout fasciné par le travail du regard dans l’organisation de l’espace pictural, et dans l’introduction de points de vue inhabituels10. Homme au balcon Rue Halévy, vue d’un sixième étage 13Certes, faire du regard le point à partir duquel s’organise l’œuvre n’est pas nouveau. Cependant, la perspective classique visait à assujettir l’espace pictural au point de vue d’un spectateur idéal, de sorte que le tableau se donnait comme un prolongement naturel de l’espace réel. Cet effet est encore observable dans les tableaux impressionnistes, où de longues perspectives centrées semblent s’offrir sans solution de continuité au regard du spectateur. À leur encontre, Caillebotte cherche en permanence à remettre en question cette jouissance tranquille, en interdisant à notre regard un accès passif au champ de la représentation. Montrer explicitement l’activité visuelle déployée par le peintre et le spectateur face au tableau introduit ainsi un trouble dans nos habitudes visuelles. 11 On ne s’étonnera pas de l’importance que prend dans son œuvre la thématique du seuil et du bord ... 12 Jean Bernac, The Caillebotte Bequest to the Luxembourg », The Art Journal,1895, pp. 230-232, 308- ... 14La présence du regard dans l’œuvre de Caillebotte est systématique. Ses personnages, des passants, des flâneurs, des hommes debout au seuil d’une fenêtre ou sur un balcon sont tous absorbés dans le spectacle du paysage urbain11. Certains semblent toutefois se consacrer à une autre activité, qui vient masquer leur préoccupation essentielle. Avec Peintres en bâtiment 1877 la mise en scène est astucieuse. Le titre suggère qu’on aura la description réaliste d’une scène devenue courante dans cette période de rénovation de la capitale alors que Caillebotte nous montre en réalité deux personnages en train de contempler l’enseigne du magasin qu’ils sont censés peindre. Le premier, monté sur une échelle, observe les lettres peintes à quelques centimètres à peine, tandis que le second s’est éloigné afin d’avoir une vision d’ensemble. Dans un dessin préparatoire, l’homme sur l’échelle était présenté avec un bras tendu vers le haut, en train de peindre, alors que dans l’œuvre définitive, les deux personnages ont les bras croisés. La critique de l’époque trouve amusante cette scène de genre » des peintres en bâtiment regardent vaguement le petit travail que, sans nul doute, ils sont loin d’avoir achevé. L’attitude est des plus naturelles, et traduit parfaitement le côté flâneur de l’ouvrier parisien, qui est un brave type, gai et jovial, mais a quelque paresse de tempérament12 ». Une simple plaisanterie ? Et si ces deux peintres en bâtiment ? étaient une mise en abyme de la peinture comme regard ? Les deux hommes ont le même regard fixe, tourné dans la même direction. Absorbés dans cette activité, ils sont comme des allégories de la vision. Curieusement, les lettres de l’enseigne restent indéchiffrables. Ce regard si concentré serait-il aveugle ? Manquerait-il de la distance nécessaire pour donner un semblant d’organisation à la complexité de l’espace urbain ? Peintres en bâtiment 13 Caroline Mathieu, Gustave Caillebotte et le nouveau Paris », in Au cœur de l’impressionnisme, op. ... 15La peinture comme jeu des regards devient pratiquement l’image de marque de Caillebotte. Ainsi, avec Intérieur, femme à la fenêtre, 1880, la femme, figure principale de cette toile, est vue de dos, face une fenêtre imposante, qui remplit pratiquement la moitié de la surface du tableau. Symétriquement, de l’autre côté de la rue, une autre personne, se trouve à sa fenêtre. Cette figure minuscule, que le spectateur découvre seulement en suivant la ligne des rideaux écartés, est comme écrasée par la taille disproportionnée du personnage féminin. La composition obéit au schéma des regards qui se croisent sans se rencontrer. L’impossibilité de déchiffrer le sens de l’œuvre est accentuée par l’enseigne dorée, placée de l’autre côté du boulevard. Cinq majuscules d’or s’installent au centre du tableau et accaparent l’attention du spectateur sans pour autant livrer la nature du lieu qu’elles annoncent. Par contre, nous pouvons facilement imaginer l’atmosphère qui règne dans ces intérieurs, ces images évocatrices du désœuvrement dans ces intérieurs bourgeois que connaît bien le peintre, et qui trouve une résonnance dans la ville abandonnée et silencieuse13 ». 14 Comme souvent, Caillebotte se sert comme modèles des personnes proches de lui. Ici, c’est son frère ... 15 Charles Ephrussi, Gazette des Beaux-Arts, 1880. 16L’effet de distanciation, caractéristique des toiles de Caillebotte, est dû à une séparation marquée entre le champ pictural et le spectateur. La vision est en effet fréquemment détournée nous avons avant tout un point de vue sur un autre point de vue. Le regard ne pénètre pas directement dans l’espace de la représentation, il est relayé par celui d’un personnage au premier plan, dont la seule activité est d’observer. Un des premiers tableaux de ce type, Jeune homme à la fenêtre, date de 1876. Un homme vu de dos, légèrement tourné vers la droite, appuyé sur une rambarde, observe d’une fenêtre une rue presque déserte14. Placé dans un intérieur, ce personnage est protégé du vide par une balustrade de pierre. Le sentiment de vertige, fréquent dans d’autres tableaux de Caillebotte, est ici évité. Pourtant, le spectateur reste sur une impression d’étrangeté. Reprenant un thème courant chez les romantiques, la fenêtre ouverte, ce tableau joue sur le montage » entre le premier et troisième plan pour produire un effet inédit. Caillebotte utilise en effet un mode de composition où le premier plan et l’arrière-plan semblent entrer en collision. Le grossissement du premier plan est si poussé, le bas de la toile est si exagérément réduit la silhouette de la femme sur le bord du trottoir est minuscule, l’effet de raccourci est tel, que l’espace devient irréel. Quel dommage, regrette la critique, que chez Mr Caillebotte, qui a certaines qualités de peintre, les plans successifs n’existent pas, les distances soient supprimées15. Cette technique, qui vient de la peinture japonaise et qu’on nomme la chute du second plan » Shigemi Inaga, 1984, explique l’effet de télescopage spatial » que produisent souvent les toiles de Caillebotte où la réduction de l’échelle dans la profondeur introduit une sensation incongrue. 16 Au-dedans, c’est par la fenêtre que nous communiquons avec l’extérieur… le cadre de la fenêtre, s ... 17 Dans S/Z, Roland Barthe écrit Toute description est une vue. On dirait que l’énonciateur, avant d ... 17Le thème du personnage à la fenêtre devient un motif de prédilection chez l’artiste, qui en propose de nombreuses versions autour des années 1880. Frontière ou seuil entre le dedans et le dehors, la fenêtre suscite, par sa transparence, le regard c’est un poste d’observation privilégié de la réalité extérieure16. De plus, les possibilités de cadrage différent amplifient son rôle d’ échangeur » entre l’espace intérieur et extérieur la fenêtre a ainsi, dans la peinture de Caillebotte, un rôle actif dans la construction du tableau17. En d’autres termes, pour l’art moderne, émancipé de la narration, le cadrage devient à la fois une nécessité et un défi. 18L’augmentation du nombre des étages dans les immeubles de rapport accentue la hauteur et la verticalité du point de vue. Dans un univers où les femmes sont confinées aux intérieurs », ce sont les hommes qui regardent aux balcons, la vogue de ces derniers datant de la période haussmannienne. Ces balcons en corniche permettent d’étonnantes vues plongeantes sur la rue parisienne. Les panoramas peints par Caillebotte sont des visions éloignées que le peintre situe en dehors de la scène représentée. Ainsi avec Homme au Balcon, boulevard Haussmann, de 1880, le point de vue se trouve approximativement à l’endroit habité par le peintre à cette époque, à l’angle de la rue Gluck. Un homme en redingote et chapeau haut-de-forme nous tourne le dos. Son regard traverse le tableau en diagonale, imposant un axe d’orientation au spectateur. 19Daté de la même année, Un balcon montre deux personnages dont l’un se penche sur la rampe du balcon et observe le paysage urbain, tandis que l’autre s’adosse de façon nonchalante à la façade de l’immeuble. Les visages sont flous ; la vue de profil accentue l’anonymat de ces hommes qui ne sont plus que des instruments d’optique. Le regard du spectateur suit une ligne étrangement perpendiculaire à celle, fuyante et accélérée, de la perspective. Comme souvent chez Caillebotte, cette toile joue sur la tension entre un regard qui s’approche et un regard qui s’éloigne. Toutefois, nous ne saurons jamais ici ce que scrutent ces deux regards. La vue sur la rue se perd dans les feuillages. L’événement se situe hors de la toile, de la même façon que le spectateur. Nous restons face à une énigme. 18 Petit ilot de trottoir sur lequel se dresse la forme élancée d’un réverbère, semblable à un phare ... 20Caillebotte poursuit son entreprise de façon systématique. Avec Un refuge, boulevard Hausmann 1880, probablement inspiré par les progrès de la photographie, le regard surplombe un énorme rond-point. L’écrasement de la perspective, la taille minuscule des personnages créent un sentiment de vertige. Situés sur la circonférence de la place, réduits à deux touches noires à peine étoffées par l’ombre de leurs silhouettes, ces personnages semblent placés sur un cadran solaire qui paraît étrangement flotter dans un espace vide18. Inversement, Caillebotte peut faire du point de vue le véritable sujet de son tableau. Dans Vue prise à travers un balcon 1880, le balcon, cet avant-poste d’observation du paysage urbain, se réduit à sa balustrade, qui interpose entre le regard et la ville ses arabesques de métal. 19 A. Joanna, Paris illustré en 1870 et 1877, Guide de l’étranger et du Parisien, Paris, Hachette, 187 ... 21Vu de près ou vu de loin, le paysage urbain de Caillebotte reste toujours intrigant. La vision est ici plus complexe, moins naturelle que celle des impressionnistes. Le regard reste celui d’un bourgeois, contemplant les quartiers de sa classe. Cependant, cette ville n’est pas le lieu idyllique décrit par Monet ou Renoir. Chez ces derniers, les boulevards sont de larges percées dans lesquelles le spectateur est invité à pénétrer. Embellie, la ville se présente comme un monde sans conflit, unifié et cohérent. La foi profonde des impressionnistes dans le progrès, leur vision positiviste, leur permet de donner une image parfaitement optimiste de l’espace urbain. Leurs toiles seront une parfaite illustration de la description que propose le Guide de l’étranger et du Parisien, en évoquant la révolution haussmannienne qui créa avec amour la véritable promenade de l’avenir, le véritable jardin de la nation émancipée, les boulevards19 ». 20 Kirk Varnedoe, op. cit., p. 88. 22Citons pour la dernière fois Kirk Varnedoe qui écrit avec justesse Quand les autres artistes prenaient la ville pour sujet, ils voyaient comme Monet une profusion de formes et de lumières, un paysage grouillant… Là où ces artistes nous montrent une foule bigarrée, Caillebotte nous donne à voir le vide qui s’étire dans des perspectives interminables et n’accueille que des flâneurs isolés. Tandis que d’autres chantent le foisonnement pittoresque, Caillebotte propose laconiquement un échantillonnage sélectif dans le cadre d’un ordre rigoureux20 ». 21 Danielle Chaperon, op. cit., p. 68. 23Les boulevards qui deviennent l’espace social sont le signe le plus visible du triomphe de la bourgeoisie à laquelle appartient Caillebotte. Mais, sa position de peintre, celui qui prend du recul face au visible fait que Caillebotte, comme ses personnages, y appartient sans y adhérer. La question de la bonne distance, ce double mouvement de rapprochement et d’éloignement traverse tout son travail pictural. Le regard qu’il pose sur le regard, cette façon d’entrer dans l’œuvre par procuration, peut-on dire, atteste qu’il fut un étranger parmi les siens, à la fois proche et séparé de tous, de plain-pied au bord d’un vide21 ». 24Face à la ville, à l’instar de Degas ou Manet, Caillebotte est, l’histoire nous l’a prouvé, lucide. La collision et l’hétérogénéité des espaces urbains, l’impossibilité d’en donner une image unifiée, le sentiment de vertige contredisent l’apparente régularité de l’ordre urbain. L’œuvre de Caillebotte nous permet ainsi de percevoir les signes encore discrets de l’inhumanité des métropoles modernes. Le caractère mélancolique de ces toiles indique que la modernité de la ville haussmannienne est déjà perçue avec un regard nostalgique. Dans la ville impressionniste résonnent toujours les échos des sujets de prédilection de ces peintres, les paysages de campagne. Caillebotte, lui, fuira l’inquiétante étrangeté du paysage urbain pour l’harmonie des visions de la nature. Ce n’est peut-être que face à l’étendue illimitée de la plaine La Plaine de Gennevilliers, champs jaunes, 1884 que le peintre atteindra enfin la sérénité. Haut de page Notes 1 Pissarro écrit en 1897 à son fils, Lucien Ce n’est peut-être très esthétique, mais je suis enchanté de faire ces rues de Paris que l’on a l’habitude de dire laides, mais qui sont si argentées, si lumineuses et si vivantes... C’est moderne en plein », Camille Pissarro, Lettres à son fils Lucien, présentée par John Rewald, Paris, Albin Michel, 1950, p. 447. 2 Nos artistes doivent trouver la poésie des gares, comme leurs pères ont trouvé celle des forêts et des fleuves », affirme Émile Zola en 1877. 3 On ne verra jamais chez eux les plis sinueux des vieilles capitales », C. Baudelaire, Les petites villes », Tableaux parisiens, XCI, Les Fleurs du mal, in Œuvres complètes, Genève, 1975, p. 254. 4 Kirk Varnedoe, Gustave Caillebotte, Paris, Adam Biro, 1988, p. 88. 5 Présenté à l’exposition impressionniste de 1877, le tableau reçoit un accueil plutôt favorable M. Caillebotte n’est impressionniste que de nom. Il sait dessiner et peint plus sérieusement que ses confrères », lit-on dans la Petite République française du mois d’avril. 6 Bertail, Le Soir, 1876. 7 E. Lepelletier, Le Radical, 1877 8 Kirk Varnedoe, op. cit. 9 Ce sentiment d’aliénation est d’autant plus frappant quand il s’agit des scènes d’intérieur. Les quelques toiles qui figurent des couples semblent réunir deux personnes étrangères l’une à l’autre, qui se côtoient sans être ensemble. 10 Caillebotte réserve les titres descriptifs mais sans précision de l’angle de vue aux représentations urbaines dans lesquelles le spectacle se situe à la hauteur des yeux. Place Saint-Augustin, temps brumeux 1878 ou La Caserne de la Pépinière 1878 11 On ne s’étonnera pas de l’importance que prend dans son œuvre la thématique du seuil et du bord appuis de fenêtre, pas-de-portes, grilles de balcons, bordures de massif, accotements, débarcadères, marquent la place du peintre ou des personnages qu’il délègue à la contemplations des paysages ou des intérieurs », Danielle Chaperon, Caillebotte, peintre du plain pied, Point de vue naturalistes », Au cœur de l’impressionnisme, Lausanne, Fondation l’Hermitage, 2005, p. 64. 12 Jean Bernac, The Caillebotte Bequest to the Luxembourg », The Art Journal,1895, pp. 230-232, 308-310, 358-361. 13 Caroline Mathieu, Gustave Caillebotte et le nouveau Paris », in Au cœur de l’impressionnisme, op. cit., p. 29. 14 Comme souvent, Caillebotte se sert comme modèles des personnes proches de lui. Ici, c’est son frère cadet, René, mort la même année. 15 Charles Ephrussi, Gazette des Beaux-Arts, 1880. 16 Au-dedans, c’est par la fenêtre que nous communiquons avec l’extérieur… le cadre de la fenêtre, selon que nous sommes loin ou près, que nous nous tenons assis ou debout, découpe le spectacle extérieur de la manière la plus inattendue », Edmond Duranty, La Nouvelle Peinture, Paris, 1876. 17 Dans S/Z, Roland Barthe écrit Toute description est une vue. On dirait que l’énonciateur, avant de décrire, se poste à la fenêtre, non tellement pour bien voir, mais pour fonder ce qu’il voit par son cadre même l’embrassure fait spectacle. Décrire, c’est donc placer le cadre vide que l’auteur réaliste transporte toujours avec lui », Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, coll. Points », pp. 61-62. 18 Petit ilot de trottoir sur lequel se dresse la forme élancée d’un réverbère, semblable à un phare au milieu du flot déchaîné par des voitures. Cette île de salut est sans doute l’invention la plus originale et la plus grandiose de l’urbanisme moderne », Camille Sitte, L’art de bâtir les villes l’urbanisme sur ses fondements artistiques, Paris, éd de l’Equerre, 1980, p. 102 19 A. Joanna, Paris illustré en 1870 et 1877, Guide de l’étranger et du Parisien, Paris, Hachette, 1877, p. 44, cité in Julia Sagraves La Rue », Caillebotte, Grand Palais, 1995, p. 144. 20 Kirk Varnedoe, op. cit., p. 88. 21 Danielle Chaperon, op. cit., p. 68. Haut de page Pour citer cet article Référence électronique Itzhak Goldberg, La vision de la ville par les impressionnistes et par Caillebotte », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem [En ligne], 24 2013, mis en ligne le 20 juin 2013, consulté le 23 août 2022. URL de page Auteur Itzhak Goldberg Itzhak Goldberg est professeur en histoire de l’art à l’Université Jean Monnet, St Étienne. Il se spécialise en histoire de l’art moderne. Il est critique à Beaux Arts Magazine et parmi ses publications principales figurent Jawlensky ou le visage promis, Paris, éd. L’Harmattan, coll. Ouvertures philosophiques », 1998, Le Visage qui s’efface – de Giacometti à Baselitz, Toulon, Hôtel des Arts, 2008 et Installer à paraître, 2013. Il a également publié de nombreux articles dans des catalogues et des de page Droits d’auteur Tous droits réservésHaut de page Yves Charnet a privilégié le mode de la lettre à pour dire son admiration de sorte que celle-ci soit sensible au coeur. Ce qui n’exclut nullement la finesse des analyses ! Celle-ci s’adresse à Claude Pichois qui nous a quittés récemment, et dont sait les travaux sur Gérard de Nerval et Charles Baudelaire. à lire aussi d’Yves Charnet sur une lettre à Pierre Bergounioux, une lettre à Olivier Rolin. L’orage rajeunit les fleursune lettre à Claude Pichois Choisissant de m’adresser à vous devant des jeunes gens auxquels le hasard des programmes a remis entre les mains, pour préparer leur Agrégation, Les Fleurs du Mal, je veux bien sûr rappeler - cher Claude Pichois - que, par votre patient et méthodique travail d’éditeur comme de biographe, vous aurez changé jusqu’aux conditions mêmes de la lecture d’un livre qui se confond avec l’origine de notre poésie moderne. Je tiens surtout à marquer que, dans ma propre existence, je n’aurais pas, sans votre insistante vigilance, retrouvé l’énergie de m’aventurer sur nouveaux frais dans l’expérience d’une autre traversée de ces poèmes. La nature singulière des liens qui se sont noués entre nous quand, consacrant ma thèse aux écrits esthétiques du poète, il m’a donc été donné de vous rencontrer, comme la constante attention dont, depuis 1992, vous aurez encouragé mes tentatives pour comprendre, chez Baudelaire, la poétique de l’énergie lyrique - ces façons de main tendue relèvent, sans doute, de l’amitié. Il n’y a pas lieu, bien sûr, de gloser ici des circonstances privées. Mais c’est l’occasion de manifester publiquement une dette. Et plus que cela. La reconnaissance de ce que, dans nos vies, le travail, la pensée, les tentatives d’écrire doivent à la chance, vous savez, des rencontres. M’adressant à des jeunes gens qui sont ce que je fus à leur place - candidat moi-même, la dernière fois que les Fleurs étaient, en 1989, au programme du Concours - , je voudrais donc aujourd’hui continuer à voix haute cet interminable entretien qui donne son rythme à nos conversations baudelairiennes. Les organisateurs de ces nécessaires Journées d’études » voudront bien me pardonner de ne plus être capable de m’exprimer selon des codes strictement académiques. Et de ne pouvoir penser que dans le risque de cette adresse singulière que sont ces petites lettres critiques dont la manière s’est imposée progressivement à la sorte d’écrivain que j’essaye d’être. Un écrivain baudelairien - au sens d’une active interaction, vous savez, entre la poétique et le poème. Je voudrais commencer cette lettre par ce qui constitue significativement la fin d’une des sommes que vous aurez consacrées au poète, ce Baudelaire, études et témoignages qui contient, dans sa nouvelle édition revue et augmentée » La Baconnière, 1976, le texte inédit dont, cherchant à relire Les Fleurs du Mal, j’aimerais, aujourd’hui, repartir. Baudelaire ou la difficulté créatrice », tel est le titre de cette étude qui conclut votre ouvrage sur la manière originale dont notre poète a su, de la difficulté d’être et de créer, faire une difficulté vraiment créatrice de nouvelles valeurs esthétiques ». Venant après un examen très précis des relations entre l’état physiologique et le pouvoir créateur » chez un poète dont on sait que - au-delà comme en deçà des affections physiologiques et psychiques dont les symptômes étaient déclarés - il avait lui-même diagnostiqué sa maladie secrète », votre étude pose, avec une rigoureuse prudence, les bases d’une interprétation qui, de cette difficulté de créer », ferait un des traits majeurs de la génétique et de la psychologie baudelairienne ». Vous insistez avec raison sur le fait que, entre 1821 et 1867, pendant quarante six années d’une existence possédée par la dépossession, on compte à peine, chez Baudelaire, deux périodes de véritable vitalité créatrice », se répartissant sur deux groupes d’années 1842-1846 ; 1857-1861 ». À peine, en effet, une dizaine d’années pour ce poète dont sera condamné, en 1857, le seul livre vraiment voulu par lui que, de son vivant, il aura vu paraître. Du dieu de l’impuissance » dont Samuel Cramer, l’un de ses premiers doubles, se réclame au roi d’un pays pluvieux » que l’un des Spleen montre impuissant, jeune et pourtant très vieux », il faudrait, reprenant la massive biographie que vous avez consacrée à Baudelaire, retracer l’itinéraire existentiel de ce poète qui, songeant fraternellement à un autre errant désœuvré, confie à Poulet-Malassis Je me suis senti attaqué d’une espèce de maladie à la Gérard, à savoir la peur de ne plus pouvoir penser, ni écrire une ligne ». On referait avec profit la genèse de cette impuissance littéraire ». Dans une lettre encore, Baudelaire ne cache pas à sa mère l’effroi dans lequel le précipite, en effet, cette idée folle ». Le désœuvrement, c’est-à-dire l’absence d’œuvre. L’impossibilité de faire » - comme le dit Le Mauvais Moine - Du spectacle vivant de ma triste misère / Le travail de mes mains et l’amour de mes yeux ». Respectant le contrat propre à ces deux Journées d’études », je me contenterai ici de reprendre à mon compte l’hypothèse qui conclut votre article sur la difficulté créatrice » - hypothèse selon laquelle Baudelaire traiterait cette impuissance comme l’un des objets de sa poésie ». Baudelaire, écrivez-vous, ne cesse de s’ausculter. Il se demande jusques à quand l’accompagnera la Muse malade. » Si vous soulignez à juste titre qu’il n’est pas, dans notre poésie, le premier membre de la famille des inspirés maigres », ceux qui craignent toujours de voir tarir leur inspiration », vous différenciez cependant Baudelaire de Du Bellay, Vigny, Nerval, en affirmant, qu’avant lui, jamais la poésie ne s’était prise elle-même, systématiquement, pour objet de la création ». C’est cette hypothèse que je voudrais donc mettre à l’épreuve d’une relecture - aussi peu systématique » que possible... - des Fleurs du Mal. En commençant par rappeler l’évidence selon laquelle ce livre - affirmant, dans son titre même, la lettre de son projet - se propose bien de se demander - la poésie se faisant, vous savez, à coups de questions sans réponse - comment le mal peut donner naissance à des fleurs. C’est d’ailleurs le premier argument qui vient, et non sans une ironique insolence, à l’esprit de Baudelaire quand, à la demande de Poulet-Malassis, il rédige, en 1860, des essais de préface » pour la réédition de son livre condamné Des poëtes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal. » Ce que vous appelez le fort oxymoron » de ce titre met au programme, et d’entrée de jeu, la difficulté de faire de la création avec de la destruction. De donner un ordre au chaos. De figurer le négatif dans la poésie. Le Mal lui-même devient une origine. N’est-ce pas le paradoxe d’une floraison, maladive autant que maudite, que notre poète entend tenir dans le rythme dont se soutient, et de part et en part, le livre que commande un tel titre ? Ce Mal, la première section des Fleurs commence par lui redonner son nom de maladie le spleen. Pensant encore choisir Les Limbes comme titre pour son livre, Baudelaire a précocement identifié la tension propre à toute sa poétique. Le livre » que, en juin 1850, il annonce dans Le Magasin des familles n’est-il pas significativement destiné à représenter les agitations et les mélancolies de la jeunesse moderne » ? Dès son commencement le rythme-Baudelaire met en circulation dans le poème l’instable énergie du sujet dépressif. Le 9 avril 1851, Baudelaire n’hésite pas à redire, dans Le Messager de l’Assemblée, que Les Limbes sera un livre destiné à retracer l’histoire des agitations spirituelles de la jeunesse moderne ». Il n’a pas encore trouvé son titre. Sa poétique l’a déjà trouvé. C’est l’invention d’une historicité singulière. L’avènement d’une irréductible modernité. Celle du sujet agité qui fait de la mélancolie le mouvement même de son poème. Expérience d’une pression propre à la dépression. Expression d’une énergie qui fera pousser le poème à même la décomposition. Dressant le bilan d’une jeunesse » qui ne fut qu’un ténébreux orage », un sonnet comme L’Ennemi montre comment le ravage » peut paradoxalement constituer une chance de renaissance Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve / Trouveront dans ce sol lavé comme une grève / Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ? » La poétique baudelairienne de l’énergie créatrice contient, vous savez, son propre paysage. La comparaison du poème à une fleur implique de prendre au sérieux ce que dit le poète à propos de sa façon de cultiver son livre-jardin. Il convient, pour comprendre le choix que va faire Baudelaire d’une énergie maudite, de mettre en regard les deux paysages que proposent, d’une part, L’Ennemi et, d’autre part, La Rançon. Faisant parti des Douze poèmes primitivement envoyés à Gautier, La Rançon montre à quoi auraient pu ressembler des fleurs du Bien », religieusement cultivées sous le regard de Dieu, plutôt que ces fleurs maladives » que Baudelaire aura finalement offertes au patron de /s/a détresse », Satan. Dans La Rançon l’homme » a, vous savez, vocation à défricher, avec le fer de sa raison », deux champs au tuf profond et riche » L’un est l’Art, et l’autre l’Amour ». Arrosant ces deux champs avec les pleurs salés de son front gris », le bon cultivateur espère montrer », au jour du Jugement, des granges / Pleines de moissons, et des fleurs / Dont les formes et les couleurs / Gagnent le suffrage des Anges ». Nous voici bien loin des mélancoliques convulsions de la jeunesse moderne qui font, vous vous en souvenez, le programme de ce livre que, dans ses notes pour son avocat, Baudelaire, présentera, en 1857, comme un livre destiné à représenter L’AGITATION DE L’ESPRIT DANS LE MAL ». Ce livre atroce », selon la fameuse formule que, en février 1866, notre poète inscrira dans une des dernières lettres de sa vie consciente. Baudelaire n’a finalement intégré La Rançon à aucune des versions successives des Fleurs du Mal. Dès l’édition de 1857 la problématique exposée par ce poème se trouve présente, et de tout autre façon, dans le sonnet qui précède immédiatement L’Ennemi. Le sujet qui parle dans Le Mauvais Moine s’avance en effet comme le double antithétique du bon cultivateur. Il se définit lui-même comme mauvais » au sens où, moine fainéant », il se découvre radicalement incapable de travailler la terre. De travailler de ses mains. Figure du poète sans œuvre, ce mauvais cultivateur ressent avec d’autant plus de culpabilité son impuissance qu’il se souvient de ces temps où du Christ florissaient les semailles ». L’acédie dont souffre, à l’évidence, ce mauvais cénobite » fait de lui le frère du sujet poétique qui tente, en cultivant précisément des fleurs du Mal », de donner sens à sa coupable paresse. Baudelaire ne peut choisir d’interpréter la mélancolie comme une énergie moderne qu’en imaginant une nouvelle mythologie de l’énergie créatrice. Qu’en assumant de renverser en négatif ce que l’ancienne mythologie présentait, jusqu’à lui, comme positif. Des Fleurs du Bien aux Fleurs, oui, du Mal. Il y va, comme toujours avec le poème, d’une réinvention des valeurs. Sous couvert d’enquêter sur l’inspiration, ce sont ainsi tous les premiers poèmes de Spleen et Idéal qui travaillent à reconfigurer ce nouveau paysage mental. Les commentaires dont, dans l’édition Pléiade, vos notes accompagnent ce cycle inaugural de l’inspiration » montrent que cette décision de rompre avec l’ancien ordre des choses ne va pas, dans l’ouverture même du livre, sans remords. Baudelaire ne dissimule pas ses nombreuses résistances à faire poétiquement le deuil des époques nues » dont il aime », en effet, le souvenir ». Il n’y en a sans doute que d’autant plus de prix à assister à cette violente mise en place d’une autre poétique. À cette instable articulation du spleen et de l’idéal. À cette perturbante promotion d’un idéal intégrant le spleen. Énergie subversive que, faute de mieux, le poète nommera mon rouge idéal ». Nom sans nom de l’obscur ennemi » auquel doit, désormais, faire une place cette âme vide » que, à la fin presque du livre, Horreur sympathique révélera comme celle d’un nouvel Ovide. Insatiablement avide », vous savez, de l’obscur et de l’incertain ». Éprouvant désormais la mélancolie comme énergie créatrice, le sujet moderne doit renoncer à ses tentatives d’élévation. Surmonter son désir de trouver une aile vigoureuse » pour s’élancer vers les champs lumineux et sereins ». Icare cassé, le poète ne peut que pleurer sur ses rêves d’ un libre essor ». Et, comme Le Tasse dans le tableau de Delacroix, mesurer l’escalier de vertige où s’abîme son âme ». C’en est fini de cette agilité » qui, dans l’ancienne mythologie, permettait à l’homme et la femme » d’exercer la santé de leurs nobles machines ». Le sujet de la mélancolie moderne reste inconsolable de perdre de vue ces temps merveilleux où la Théologie / Fleurit avec le plus de sève et d’énergie ». L’ultime Projet de préface » se résigne à regret à présenter Les Fleurs du Mal pour ce qu’elles sont. Un produit discordant de la Muse des Derniers jours ». Pour comprendre les raisons historiques de cette nostalgique fascination, il n’est, par exemple, que de revenir au poème qui relie Correspondances aux Phares. Ce n’est pas sans répulsion que le Poète » qui parle dans J’aime le souvenir de ces époques nues se force à concevoir » la poétique moderne du sujet. Nous avons, il est vrai, nations corrompues, / Aux peuples anciens des beautés inconnues / Des visages rongés par les chancres du cœur, / Et comme qui dirait des beautés de langueur ; / Mais ces inventions de nos muses tardives / N’empêcheront jamais les races maladives / De rendre à la jeunesse un hommage profond. » Dans la mythologie de la vie moderne dont Baudelaire s’efforce désormais de mettre en œuvre le programme poétique il s’agit de faire rimer langueur et vigueur. De trouver une langue, comme dirait Rimbaud, pour cette pauvre muse » aux yeux creux ». Maintenant qu’elle est malade », sa manière de parler ne peut pas ne pas être profondément affectée. Autre corps, autre rythme. D’où cette déception de constater qu’il ne sert plus à rien, vous savez, d’adresser encore à la Muse ancienne pareille prière surannée Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé / Ton sein de pensers forts fut toujours fréquenté, / Et que ton sang chétien coulât à flots rythmiques / Comme les sons nombreux des syllabes antiques, / Où règnent tour à tour le père des chansons, / Phœbus, et le grand Pan, le seigneur des moissons. » C’est en effet avec paysages parisiens » que, dans l’édition de 1861, le poète de la vie moderne devra composer » d’autres églogues ». Il appellera donc Muse, les fleuves de charbon » que chaque citadin voit monter au firmament ». Fantasque escrime » que ces hasards de la rime » qu’il faut désormais apprendre à flairer dans tous les coins » et recoins du vieux faubourg ». Le paysage de la nouvelle mythologie de l’énergie créatrice n’est plus, en 1861, le jardin de l’Ennemi où reste bien peu de fruits vermeils ». Mais la ville de Crépuscule du soir où la Prostitution s’allume dans les rues ». Dans Spleen et Idéal, un poème de l’édition de 1857 me paraît significativement faire la transition entre ces deux mythologies du rythme. Dans Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive le sujet baudelairien participe à la fois du régime antique et du régime moderne de la beauté. Sa propre pensée se trouve, et dans son intimité même, activement traversée par cette division. Si le corps vendu » de la prostituée près de laquelle il est étendu » porte - au point d’être comparé à un cadavre » ! - les marques morbides du corps moderne, en revanche, la triste beauté dont /s/on désir se prive » se caractérise par la majesté native » propre, selon l’érotique baudelairienne, aux femmes antiques. Aussi l’activité fantasmatique du sujet désirant privilégie-t-elle encore, chez la reine des cruelles », son regard de vigueur et de grâces armé, / Ses cheveux qui lui font un casque parfumé, / Et dont le souvenir pour l’amour /l/e ravive ». Ce n’est qu’avec l’édition de 1861 que s’accomplit définitivement cette difficile rupture avec l’ancienne mythologie de l’énergie créatrice. Si l’ajout de la section Tableaux parisiens à la primitive architecture » des Fleurs constitue, pour la poétique baudelairienne, un tournant, n’est-ce pas parce que, dans ce nouveau paysage où circulent des corps à la beauté défigurée, tout, même l’horreur, tourne aux enchantements » ? La fascination que va, par exemple, éprouver le sujet pour les petites vieilles » révèle une irréversible conversion du désir baudelairien. Une définitive identification du sujet à ces ruines » qui constituent, désormais, sa famille ». Une radicale acceptation d’une autre énergie. Énergie créatrice en voie d’épuisement. Énergie détraquée caractérisant la pensée propre aux cerveaux congénères » de ces Éves octogénaires » qui valent, pour parler comme Jean Starobinski, comme répondants allégoriques » du poète. Ce sujet qui n’hésitera, vous savez, à se comparer à ces femmes sensibles et désœuvrées » postant des lettres à des chers disparus, a sans doute fini par ne plus trouver autre chose, dans l’écriture, qu’une énergie pour la mort. Changement de décor et de corps, la substitution du vieux Paris » à la Nature de l’idylle traditionnelle correspond donc au passage du régime ancien au régime moderne de l’énergie poétique. Dépression de l’expression. Une énergie destructrice présidera, désormais, à l’activité créatrice. La mélancolie comme origine du lyrisme à venir. C’est le nouveau pacte que, au seuil des Tableaux parisiens, scelle un poème comme Le Cygne. Puisque rien ne bouge dans sa mélancolie, le sujet baudelairien choisit de faire de cette immobilité bilieuse le paradoxal mouvement de son poème. C’est par son désœuvrement même que ce sujet vacant va s’ouvrir à la négativité dont s’avère irrémédiablement affectée la vie moderne. Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie ». Allégorie de quoi ? De cette énergie à rebours dont, faisant le deuil de la vigueur antique, Baudelaire comprend que, non seulement elle caractérise la langueur moderne, mais qu’elle constitue surtout la matière explosive propre à son expérience de l’impossible. Cette expérience de quiconque a perdu », comme le rappelle Le Cygne, ce qui ne se retrouve / Jamais, jamais ». Écrivant de tels tableaux parisiens », Baudelaire sait, en 1859, qu’il ne retrouvera jamais cette positivité mythique de l’ancienne énergie à quoi, dans son ambition la plus aveuglée, a pu prétendre encore le lyrisme romantique. Dans les plis sinueux des vieilles capitales », la souveraineté n’est plus l’affaire d’une présence solaire et opulente. Barbe, œil, dos, bâton, loques ». Le poète doit faire avec l’absence, la nuit, le manque. Le rythme compose avec un poème amaigri. Le sujet lyrique a désormais le souffle court. Le souffle coupé. Comme, devant l’apparition de ces spectres baroques », le promeneur épouvanté qui parle dans Les Sept Vieillards. Ce sujet hanté par les fantômes parisiens » qui - à l’insu des monstres disloqués » dont il surveille » les mouvements de marionnettes » - goûte », vous savez, des plaisirs clandestins ». Les petites vieilles » qui sont la proie de son voyeurisme deviennent en effet l’allégorie de cette énergie à l’envers auquel le poème va désormais demander son bizarre élan. Ce mouvement renversant fait la fascination du rôdeur parisien » qui, entrevoyant un fantôme débile » pendant sa promenade, imagine que cet être fragile / S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ». L’énergie ruineuse qui met en branle le lyrisme moderne est celle qui, dans la vieillesse même, recherche une autre renaissance. Telle est la poétique oxymorique que, et de plus en plus résolument, Baudelaire va, dans Les Fleurs du Mal, mettre en œuvre. Dès le second poème des Tableaux parisiens cette problématique était déjà posée. En effet, dans Le Soleil, l’astre du jour est comparé au poète » en ce que, conformément à l’antique mythologie, il éveille dans les champs les vers comme les roses », mais aussi en ce que, conformément à la mythologie moderne, il descend dans les villes » pour ennoblir le sort des choses les plus viles ». Et, dans cette seconde perspective, la moindre de ses actions n’est pas, vous vous en doutez, de rajeunir les porteurs de béquilles ». De les rendre gais et doux comme des jeunes filles ». Peut-être, recevant Les Fleurs du Mal, Flaubert fut-il aussi sensible au singulier renversement auquel travaillait un tel livre. Il remercia significativement Baudelaire d’avoir trouvé le moyen de rajeunir le romantisme ». Pareille poétique du rajeunissement ne vous paraît-elle pas caractériser l’invention propre au sujet baudelairien pour redonner au lyrisme moderne une autre énergie ? L’énergie noire d’une vitalité convulsive. C’est la vitalité sans vitalité de l’Ennui » qui, dès Au Lecteur, permet, dans un baîllement », d’avaler le monde. L’obscure vitalité de l’orage qui, dans L’Ennemi, creuse des trous grands comme des tombeaux ». La vitalité rouge de Lady Macbeth que L’Idéal présente comme une âme puissante au crime ». C’est encore, bien sûr, la répugnante vitalité de la carcasse » en décomposition » dont les vivants haillons », dans Une Charogne, dégoulinent de larves ». La vitalité mortifère qui, dans leur fureur », pousse les amants ulcérés » de Duellum à transformer en duel leur duo. Afin d’éterniser l’ardeur de /leur/ haine ». La vitalité résurrectionniste qui fait jaillir toute vive une âme qui revient ». Quand parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient ». La vitalité fêlée de la voix du sujet lyrique. Quand elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits », cette voix impossible ressemble au râle épais d’un blessé qu’on oublie / Au bord d’un lac de sang, sous un grand de tas de morts / Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts ». La vitalité spleenétique de ce jeune squelette » au désir désastreux - de ce cadavre hébété / Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé ». La vitalité sadique de cet amant masochiste qui, dans L’Héautontimorouménos, menace de frapper sa partenaire sans colère / Et sans haine, comme un boucher », pour faire, dans ses pleurs salés », nager son désir gonflé d’espérance ». La dévorante vitalité de la vie même qui finit par signifier son arrêt de mort au vieux lâche » qu’incarne, selon L’Horloge, le sujet du désir. De cette ruineuse vitalité le sujet baudelairien a donc éprouvé qu’elle est autant l’énergie de l’ennui que le travail de la mort. Ce lyrisme négatif a, comme vous savez, le dernier mot dans Les Fleurs du Mal. C’est celui, par exemple, d’un des ultimes poèmes apportés par l’édition posthume de 1868. Madrigal triste contient, en effet, la formule de cette vitalité maudite dont Baudelaire aura choisi de ne pas protéger sa propre expérience poétique L’orage rajeunit les fleurs. » Dans le jardin que cultivait en secret le poète qui parle dans L’Ennemi l’orage avait fait un tel ravage » que, vous vous en souvenez, la pousse même de fleurs nouvelles » paraissait menacée. La Mort des artistes concluait encore l’édition de 1857 sur l’étrange espoir que, comme un Soleil nouveau », la Mort fasse, dans le cerveau » des créateurs, s’épanouir les fleurs ». Paru pour la première fois en mai 1861, Madrigal triste tire de cette poétique de la destruction créatrice la radicale conclusion que je viens de vous rappeler. Encore convient-il de noter que si l’orage rajeunit les fleurs », c’est comme les pleurs / ajoutent un charme au visage ». Le sadisme propre au sujet baudelairien trouve dans ce madrigal à rebrousse-poil l’occasion d’une de ces galanteries » qui font souvent de son lyrisme amoureux un exercice de la cruauté. C’est d’ailleurs dans un des poèmes significativement recueillis dans Galanteries que, et dans toute sa crudité, vous trouverez l’ultime expression, sans doute, de ce désir quasi tératologique pour une femme que l’âge a commencé de changer en vieux monstre ». S’adressant à sa vieille infante » le sujet confesse, en effet, préférer, aux fleurs banales du Printemps », les fruits » de l’ Automne ». Trouvant des grâces particulières » à cette carcasse » qui n’est plus celle d’ un tendron », il s’avoue fasciné par sa jambe musculeuse et sèche » qui, malgré la neige et la dèche », sait danser les plus fougueux cancans ». Composé en 1866, Le Monstre, un des derniers poèmes en vers de Baudelaire, propose une version agressivement satirique de cette énergie négative qui me paraît donner son rythme au lyrisme convulsif dont est traversé, de part en part, un livre comme Les Fleurs du Mal. Ce poème aux allures de galanterie scandaleuse n’a d’ailleurs pas d’autre conclusion qu’une cynique ? provocation. Le sujet baudelairien justifie sa passion pour cette très chère » qui n’est plus fraîche ». Dans ce vieux chaudron », bouillonnent » encore les énergies du désir Le jeu, l’amour, la bonne chère ». Voici la dernière déclaration d’amour d’un poète fasciné jusqu’au sarcasme par la beauté décomposée Voulant du Mal chercher la crème / Et n’aimer qu’un monstre parfait, / Vraiment oui ! vieux monstre, je t’aime ! » ... La rêverie critique dont lui vient son mouvement arrivant maintenant à son terme, je voudrais revenir au commencement de cette lettre qui m’a permis - cher Claude Pichois - de relire avec vous quelques-uns des poèmes où Baudelaire a singulièrement aiguisé, dans Les Fleurs du Mal, les paradoxes propres à l’énergie lyrique. Si persistait malgré tout » - comme vous l’écrivez dans votre étude intitulée L’Univers des Fleurs du Mal » - dans l’édition de 1857 une jeunesse confiante », il me semble que, perdant cette confiance, précisément, dans la jeunesse même du poème, l’édition de 1861, et, avec plus d’ironique cruauté encore, les vers apportés par l’édition posthume de 1868, prenaient acte d’une double vieillesse de l’expérience et de l’expression. Ce brusque vieillissement ne me paraît pas sans lien, vous l’aurez compris, avec une difficulté créatrice » dont, et l’un des premiers, vous aurez fait remarquer que, chez ce poète étrangement désœuvré, elle constituait le rythme d’une écriture en chute libre dans les gouffres de sa propre impuissance. Je continue d’être, vous le savez, bouleversé par la réplique que, sentant chaque année davantage la parole lui manquer, Baudelaire choisit d’opposer à ce qu’il aura sans doute vécu comme un défaut fondamental de sa pensée. Le poète au cerveau ruiné n’aura pas trouvé d’autre remède à sa maladie secrète » que de donner la parole à cette énergie noire dont chaque poème tente, pourtant, de sublimer la ravageuse puissance. S’adressant à sa mère le 6 mai 1861 - et c’est une des lettres les plus cruciales pour une intime compréhension de Baudelaire - il formule significativement cette interrogation qui vaut pour son œuvre parce qu’elle vaut pour sa vie Le rajeunissement est-il possible ? toute la question est là ? » Choisissant de faire de la création avec de la destruction, Baudelaire reste moderne parce que sa poésie ne sépare jamais la rime et la vie. Il comprend, entre 1857 et 1861, que son destin lui fait une intraitable obligation incorporer à sa parole elle-même l’énergie négative de l’autodestruction qu’implique la radicale expérience de l’impossible dans laquelle sa propre existence l’aura dramatiquement engagé. Quand paraît - toujours privée, bien sûr, des six pièces condamnées par le procès de 1857 - l’édition de 1861, Baudelaire a quarante ans. Il a plus de souvenirs que s’il avait mille ans. Les photographies que l’on connaît de lui montrent un visage détruit. Il vient de recueillir dans Tableaux parisiens ses plus beaux poèmes - et quelques-uns comptent, encore, vous le savez, parmi les plus admirables de toute notre poésie. Ces poèmes, on n’a pas assez remarqué que Baudelaire les a littéralement arrachés, me semble-t-il, au désastre. Certains d’entre eux contiennent même une prophétie de la catastrophe à venir. Ce n’est plus du jeu, la poésie. Ça ne l’a jamais été. Le noir tableau » que, dans son sommeil troué de cauchemars, voit le sujet qui tente, dans Le Jeu, de redonner un sens à son effroi, ce rêve nocturne » se passe de commentaire. Baudelaire y voit la limite de son ultime pari poétique, rajeunir sa façon de vivre et d’écrire en accueillant les énergies mortifères de la vieillesse. N’avait-il pas accompli, et dès les premiers poèmes finalement recueillis dans l’édition de 1857, la même opération avec les puissances convulsives du spleen ? Il se découvre dans, Le Jeu, définitivement séparé de la vitalité fiévreuse de ces courtisanes vieilles » comme de la funèbre gaieté » de ces vieilles putains ». Enviant de ces gens la passion tenace », le voici déjà voué au vide dont, avant même l’aphasie de 1866, il pressent qu’il a déjà commencé de l’envahir. La difficulté créatrice est, pour reprendre - cher Claude Pichois - vos propres termes, tellement devenu l’objet » de sa poésie que Baudelaire lui-même n’est plus, dans ce poème, qu’un objet, en effet, de la difficulté d’être et de parler. Vous connaissez ces vers où le sujet baudelairien se dédouble de la plus irrémédiable façon Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne, / Je me vis accoudé, froid, muet ». Toulouse, 28-31 octobre 2002 9 janvier 2005

dans les plis sinueux des vieilles capitales